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LE GRAND MAÎTRE DE JÉRÔME BOSCH

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En ce qui concerne Bosch, l’apparition de cet inconnu signifie la destruction de tous les préjugés, de toutes les erreurs qui ont défiguré son œuvre, et l’établissement de nouveaux critères. Nous avons vu que ses moindres motifs picturaux sont, en fait, non pas des phantasmes incontrôlables, mais des symboles didactiques témoignant d’un système pédagogique, éthique et sexuel, rigoureux.

Mais une autre conclusion s’impose, plus importante encore, et révolutionnaire : derrière ces peintures se cache, de toute évidence, un « auteur » jusqu’à présent ignoré. Car manifestement le plan du triptyque (« Le Jardin des délices », Ndlr) n’est pas issu d’une initiative « picturale », mais d’un système intellectuel à triple base théologique, philosophique et pédagogique. Ces trois disciplines s’épanouissent dans le retable en d’innombrables exemples et signes didactiques.

Les indications rédactionnelles du Grand Maître dépassent la simple « préparation » du sujet ; la tutelle est si étroite qu’elle touche même aux domaines pourtant spécifiquement picturaux de  la couleur et de la composition. Le retable forme une totalité symbolique, de sorte que les directives s’étendent jusqu’aux détails purement formel.

L’influence de l’initiateur couvre ainsi même le domaine considéré depuis toujours comme le royaume incontesté de Bosch le « faizeur de diables ». Les amalgames alchimiques émanent également de l’officine du Grand Maître. La harpe-luth illustre, nous l’avons vu, les mots de la Genèse Et erunt duo in carne una (Le « deux en un », Ndlr) et l’hybride botanique, moitié ananas, moitié pissenlit, en est une autre illustration. Un peintre n’aurait pu, pensons-nous, sur ce seul passage de la Bible, élaborer deux images aussi différentes : l’une faisant appel au langage secret de l’alchimie, l’autre à la mystique des nombres contenue dans la théorie musicale néoplatonicienne.

La part du peintre semble ainsi se réduire à celle d’un simple exécutant, au rôle, secondaire, de l’artisan. Et comme ce retable hautement spirituel repose tout entier sur l’idée n’aurait-il pas été plus logique de consacrer toute notre énergie à dégager la personnalité de l’inspirateur ?

Une telle façon de procéder se réduit d’elle-même à l’absurde car elle contredit l’évidence visuelle. Le tableau, en effet, malgré la tutelle spirituelle, s’épanouit dans la plus grande liberté plastique. Rien, dans la composition, ne donne le sentiment de la contrainte ou de l’artificiel. Au contraire, tout semble jaillir dans un voluptueux délice créateur, avec une plénitude, une abondance organique qui fait davantage songer à la spontanéité de la forêt vierge qu’à la rigidité compassée d’un jardin. Mais comment cette tutelle intellectuelle, que nous sommes forcés d’admettre, peut-elle aller de pair avec une aussi parfaite liberté ?

Tutelle et liberté ne sont conciliables que si nous supposons entre le maître et son disciple une entente absolue, une harmonie telle que la compréhension mutuelle et le sens commun des responsabilités annulaient les différences entre ordre et obéissance, exigence et accomplissement. Dans une entente de cette nature, les différences ne sont plus ressenties comme des barrières mais comme un encouragement à créer une œuvre authentiquement commune.

Jamais le Grand Maître n’a exigé du peintre, son disciple, des fantaisies abstraites ; il l’a toujours dirigé vers la nature et sa plénitude organique vivante, sans cesse croissante. Cette rigoureuse soumission à la nature repose sur un des principes de la science magique de la Nature professée par la Renaissance : sur la scientia signata, la doctrine des Signatures, qui pensait posséder la clé des puissances occultes de toutes les substances naturelles et de toutes les essences spirituelles. Selon cette doctrine, toute pierre, toute plante, tout être vivant contient une certaine énergie, rayonne de mana ; et pour que cette énergie, dans le tableau, fût captée et rayonnât à nouveau, il fallait que la signature, c’est à dire la force formatrice, essentielle du moindre objet, animé ou inanimé, ait été comprise ou saisie.

Cette nécessité obligeait le peintre à la plus stricte observation de la Nature ; elle a transformé cette fidélité en perfectionnisme, qui est, nous l’avons vu, une conception magique de la fonction.

Dans le monde magique des Signatures, tout était d’égale importance. Chaque détail, si minime fût-il, devait exprimer la force organique et fonctionnelle de la vie sous toutes ses formes et répercussions variées. Bosch, de cette observation incessante, particulière et nécessaire, de la réalité a tiré une connaissance encyclopédique des realia de la vie ; aussi surpasse-t-il tous les autres peintres de son temps. Cette observation constante a développé son sens de la croissance organique, du mouvement et du jeu des physionomies au point que son art s’est élevé à la hauteur souveraine d’un physionomisme universel.

Initié par ce prêtre-médecin à la science de la Nature,  Bosch n’a pas seulement appris à voir et à reconnaître ; il a gagné cette aperception plus profonde des choses issues d’une vision véritable, pénétrante : un regard infaillible pour percevoir les caractéristiques de l’objet, allié à l’intuition de son, humeur interne. Pour en arriver à cette vision, que les mystiques appellent « vision de l’essence des choses », Bosch a dû purifier son esprit par des exercices systématiques de concentration ; nous en avons déjà exposé la méthode, il nous reste maintenant à en dégager le but.

Les motifs spécifiques de concentration plaçaient le peintre devant une tâche nouvelle : il lui fallait créer une écriture picturale de caractère hiéroglyphique dont la signification devait être autrement plus profonde que celle du rébus, à la subtilité sophistiquée. Le rébus est construit sur une dualité : d’une part il obscurcit une idée  jusqu’à la rendre indéchiffrable ; d’autre part il la charge d’une finesse si expressive que la plaisanterie recherchée fait mouche. Les hiéroglyphes de Bosch reposent, quant à eux, selon les paroles de la Genèse, sur « la dualité en une seule chaire » (Et erunt duo in carne una, alias le « deux en un », Ndlr), sur une vision syncrétique ; leur complexité provient de leur simplicité extrême, de leur univocité inattendue. La clé des hiéroglyphes de Bosch est dans l’approche littérale ; leur message est si fondamentalement simple qu’au premier abord on ne songe même pas que toute la signification puisse être contenue dans la chose représentée : on soupçonne une métaphore où le sel se cacherait, et l’on cherche la pointe spirituelle et raffinée jusqu’à ce que l’on découvre avec étonnement que la chose représentée sous nos yeux contient l’idée dans toute sa simplicité.

Avec ce Grand Maître (…), jusque-là totalement ignoré, nous découvrons l’une des plus puissantes personnalités intellectuelles et artistique du Moyen Age (…) Annonciateur de l’idéal humaniste de la Réforme, on peut le comparer à Érasme, le plus grand des humanistes.

La science ésotérique que révèle ce tableau est d’une telle profondeur que l’on peut se demander où et comment un homme, à la fin du Moyen Age, a pu l’acquérir ; quelles universités ou académies enseignaient pareille anthropogonie ? Ce n’est qu’en Italie, dans la Florence néo-platonicienne de Marsile Ficin, de Pic de la Mirandole et de Christoforo Landino, que fleurissait un semblable syncrétisme où se mêlaient doctrine chrétienne du Salut,  philosophie grecque de la Nature, symbolisme profond des Mystères hellénistiques et gnostiques, pratiques de magie et de thérapeutique théurgique.

Avant tout, on professait à Florence une théosophie issue de la scala mystica (L’échelle mystique, Ndlr) de Plotin, où toutes les formes de la Création se trouvaient comprises dans une réalisation progressive de la perfection, l’homme constituant le sommet de cette ascension. Selon cette doctrine, le monde rigide des formes inorganiques précède, comme étape indispensable, le monde organique ; le royaume végétal est la forme première du monde animal et celui-ci, à son tour, est la condition d’existence de l’homme. L’homme, créature parfaite, est le couronnement de toutes les étapes qui le précédent et il les conduit, médiateur de la Création, dans le système supérieur d’un monde astral tout entier tourné vers Dieu.

Ce n’est que dans la cadre de cette scala mystica, que les métamorphoses spécifiques de Bosch, ses pierres qui saillent comme des plantes, ses plantes quasi-animales et ses hommes éthérés et ailés comme des génies, acquièrent toute leur valeur fonctionnelle et magique.

Extrait de l’ouvrage éponyme de Wilhelm Fraenger publié en 1966 par les éditions Denoël (Ndlr)

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